Ils viennent du Sahara, et leur musique a le vent en poupe. Rencontre avec Tinariwen et Tartit, symboles de ce nouvel engouement.
Coup sur coup, des albums de Tinariwen, Toumast, Desert Rebels et Tartit ont atterri dans les bacs des disquaires et séduisent de nouveaux adeptes. Comment les Touareg sont-ils devenus les nouveaux héros des musiques du monde ? Par un faisceau de circonstances favorables. Prenons le cas du groupe Tinariwen, figure vedette de ce nouvel engouement. Les guitares hypnotiques à la manière d’Ali Farka Touré qui illuminent son blues des sables auraient-elles suscité un tel emballement chez les stars du rock (Robert Plant, Elvis Costello, Carlos Santana) si Ibrahim Ag Alhabib, le plus charismatique des fondateurs du groupe, n’avait eu un parcours personnel prompt à enflammer les imaginaires ? Pas sûr. Non que son apport musical soit négligeable : cet homme à la dégaine de rockeur nonchalant a contribué à rendre des mélodies âpres et souvent répétitives, faites pour les veillées en plein désert à la lueur du feu, beaucoup plus attrayantes et adaptées à l’étroitesse des salles de concert en Europe. Mais c’est surtout son destin romanesque et son personnage de guerrier-musicien troquant sa kalachnikov contre une six-cordes qui ont suscité la curiosité. Au milieu des années 80, le groupe malien est entré dans la rébellion touareg, les armes à la main. D’où cette image de valeureux « Robins des sables », en lutte pour sauver leur peuple en danger.
Au-delà du cliché, tentons tout de même de coller aux faits, sans oublier que les protagonistes de cette histoire peuvent eux-mêmes être tentés d’enjoliver leurs propos. Qu’Ibrahim ait assisté enfant à l’exécution de son père par l’armée malienne l’a sans doute marqué à vie et explique son engagement dans la résistance. Mais son départ pour la Libye, comme celui de tous les ishumars (du français « chômeurs »), a d’abord été motivé par la recherche d’un travail. « La Libye, dit-il, était une sorte d’eldorado pour les jeunes et nous avons vécu dans la clandestinité car nous étions partis sans papiers du Mali. »
Enfant, Ibrahim jouait de la flûte en accompagnant les animaux au pâturage. Puis il s’est fabriqué une guitare à partir d’un bidon. Il a écrit ses premières chansons militantes avec deux de ses copains tout en exerçant les métiers de menuisier, de couturier, de maçon. Le destin des trois amis a été scellé lorsque, en 1982, un festival algérois a eu besoin d’une formation touareg : Tinariwen (« les déserts ») a été créé pour l’occasion. Le jumelage de la ville d’Angers avec Bamako a fait le reste en favorisant la rencontre avec le groupe Lo’Jo, qui a invité des journalistes au premier Festival au désert d’Essakane (2001). Depuis, l’audience de Tinariwen ne cesse de grimper, entraînant dans son sillage d’autres formations plus ou moins convaincantes, comme Desert Rebel ou Toumast.
C’est aussi la sollicitation d’un festival (Voix de femmes, à Bruxelles) qui est à l’origine de la naissance du groupe Tartit, il y a une douzaine d’années. Plus traditionnelle, ancrée dans les entrelacs de voix cuivrées à l’architecture sophistiquée, leur musique s’appuie sur les répertoires féminins ponctués d’onomatopées gutturales et de youyous stridents. Quelques notes de guitare s’y ajoutent, mais elles ne sont pas au cœur du projet. En réalité, la six-cordes est devenue une sorte d’apanage masculin alors que, dans la tradition, seules les filles ont le droit de jouer de la vièle imzad et du tambour tinde. Le rôle dévolu aux femmes dans la société touareg est d’ailleurs l’autre grande tentation exotico-lyrique du commentateur occidental prompt à y déceler des traces de matriarcat. Comme le dit avec malice Mama Welett Amoumine, l’une des fondatrices du groupe : « On nous présente toujours comme les neuf femmes de Tartit, pourtant il y a des hommes parmi nous. S’ils sont voilés, c’est parce qu’ils doivent se protéger du soleil et du sable. »
Ronde et joviale, Mama est mariée à un Belge rencontré dans sa région de Tombouctou – il y travaillait pour l’Unicef alors qu’elle-même s’occupait d’enfants soignés par Médecins sans frontières. « Lorsque nous avons créé Tartit, nos familles n’étaient pas contentes de nous voir aller chanter de par le monde, elles disaient que c’était “haram” (péché). Maintenant, elles nous félicitent parce que non seulement nous gagnons notre vie, mais nous faisons connaître notre culture. Chez nous, on dit que la femme est le pantalon de l’homme, parce que lui travaille dehors alors qu’elle gère tout ce qui concerne la famille. La tente lui appartient, elle peut la plier et partir quand elle veut ! C’est pour cette raison que, même si l’islam autorise quatre épouses, la polygamie peine à s’installer chez nous. »
Même écho chez Mina, seule fille du groupe Tinariwen, qui décrit les soirées galantes et les rassemblements de l’Ahal : « Après le repas, la nuit, les parents vont dormir et la jeunesse se retrouve en brousse pour jouer du tam-tam, danser et causer autour d’un feu. Nous chantons l’amour, la nostalgie, la bravoure, la beauté des paysages. Les femmes improvisent pour critiquer ou magnifier les manières et le caractère des hommes, l’inverse est vrai aussi. C’est souvent de la drague, mais tout passe par la poésie, la délicatesse, l’élégance. »
Certes, les artistes adaptent souvent leur discours à ce qu’on attend d’eux et ont parfois recours à l’esquive ou à l’autocensure quand on aborde les sujets qui fâchent. Les rituels de transe ? « C’est du folklore, nous sommes musulmans, ça n’existe pas chez nous. » Quant à la persistance du système de castes, elle est reléguée à un lointain passé : il n’y aurait plus ni nobles ni esclaves, seuls les griots fonctionneraient encore comme une catégorie à part, seule habilitée à jouer du luth à trois cordes tehardent – l’équivalent du n’goni, cher à Ali Farka Touré et probablement ancêtre du banjo (1).
Sur le combat des Touareg, en revanche, les langues se délient, notamment à propos de la nécessité de retrouver leur liberté de circulation – elle s’étendait autrefois à tout le désert, avant d’être limitée, depuis la décolonisation, par les frontières de cinq Etats où ces nomades dans l’âme sont minoritaires. Au Mali, la rébellion a abouti à un pacte national qui, affirme Ibrahim, « a permis nombre d’avancées, mais pas assez. Des familles sont divisées entre plusieurs camps de réfugiés et ne peuvent se réunir, car nous manquons d’écoles, de dispensaires, d’eau, de travail. Aujourd’hui, au Mali, je me sens comme un étranger. »
Quitte à paraître trop conciliante, Mama s’est pour sa part lancée, avec Tartit, dans le projet musical Desert Blues (film et concerts) alliant les Touareg à deux autres ethnies maliennes : les Bambara, avec Habib Koité, et les Songhai, avec Afel Bocoum. Convaincue que la musique peut faire des miracles, elle espère, comme ses frères et sœurs du désert, pouvoir un jour se débarrasser du nom honni qui leur a été imposé lors de l’islamisation : le mot « touareg » signifie « les oubliés de Dieu ».
(1) Selon Etienne Bours, dans Le Sens du son, éd. Fayard, 28 €
Source: Télérama