Au moment où le mouvement amazigh au Maroc aspire, au moins depuis l’an 2000
1 , la réhabilitation, la promotion et la reconnaissance de la langue amazighe, le groupe parlementaire du Parti de l’Istiqlal soumet un projet de loi pour l’arabisation de l’administration et la vie publique. Cette initiative qui s’oppose complètement à l’évolution de la nouvelle gestion étatique de la diversité linguistique au Maroc exprimée dans les discours royaux, relance le débat autour d’un concept flou et ambigu, l’arabisation.
Ce concept est omniprésent dans tous les discours idéologiques produits au Maroc essentiellement depuis la période de lutte contre le protectorat français entre 1912 et 1956. On peut même dire que c’est le seul principe, parfois plus que l’islam, qui unit tous les protagonistes de la vie politique marocaine. De ce fait, il est le produit du contexte colonial et le fils illégitime d’un combat noble de tous les Marocains, amazighophons comme arabophones pour l’indépendance du Maroc. Je dis illégitime car il symbolise la trahison de l’élite citadine envers des résistants farouches comme Muha u Hamou Azayan, Assou u Baslam et Abdallah Zagour qui ne parlaient pas l’arabe et qui n’auraient jamais pensé à ce que leur lutte pour l’indépendance peut se transformer un jour, par « leurs compatriotes », l’élite citadine, à une politique contre leur langue et leur culture. L’arabisation constitue aussi le fils gâté du Parti de l’Istiqlal qui a largement contribué dans le processus de construction de l’Etat-nation au Maroc où des éléments bien choisis, l’arabe et l’islam, sont considérés et imposés comme synonymes de la nation, de l’unité et de la légitimité alors que d’autres notamment l’amazighe sont accusés des faits qu’ils n’ont pas commis et sont poussés à se constituer comme identité négative dans un Maroc indépendant que son élite voulait qu’il soit tout simplement arabe. Cette amazighité était donc obligée de s’éclipser en attendant sa disparition.
Le projet de loi proposé par le groupe istiqlalien n’est en réalité qu’une continuité logique d’une idéologie élaborée par les leaders du même parti depuis 1930 avant même la création du Parti de l’Istiqlal. Et la date de 1930, avec la promulgation du dahir du 16 mai, constitue, qu’il soit pour l’histoire du Maroc en général ou pour l’histoire de l’amazighité, un événement majeur et un repère essentiel pour comprendre l’évolution de l’idée de l’arabisation comme politique mais aussi pour la question amazighe au Maroc. Et depuis, un couple s’est constitué.
L’Istiqlal c’est l’arabisation et l’arabisation c’est l’Istiqlal. Le terme Istiqlal ici qu’il soit le nom du Parti ou signifie en arabe l’indépendance du Maroc, le résultat est le même. Il faut arabiser le Maroc et les Marocains.
Mais ces défenseurs de la politique de l’arabisation avaient besoin et depuis toujours de légitimer leurs revendications. Dans ce sens ils ont avancé l’idée qui consiste à dire que l’arabisation est une politique contre la francophonie et comme par hasard c’est la même justification que les parlementaires de l’Istiqlal et leurs alliés avancent aujourd’hui pour défendre leur projet de loi.
L’objectif de cet article et de s’interroger autour de ce principe d’arabisation au Maroc. Son émergence, son évolution, ses défenseurs entre leurs discours et la réalité de leurs pratiques, et enfin, après 50 ans de l’indépendance du Maroc, est-il vraiment contre la francophonie ou contre la langue autochtone du Maroc, l’amazighe.
Il me semble important de mettre le point sur le fait que l’arabisation au Maroc est passée essentiellement de deux étapes. L’arabisation que l’on peut qualifier de culturel. Elle a duré treize siècles depuis la conquête arabo-musulmane au Maroc jusqu’à l’instauration du protectorat français en 1912. La deuxième étape contient la période coloniale, 44 ans, et post-coloniale, 52 ans. Autrement dit moins d’un siècle. Lors de la première période, l’arabisation n’était qu’un fait culturel provoqué par le contacte entre l’arabe et l’amazighe. L’impact réciproque entre les deux langues faisait que l’amazighe exerce aussi son influence remarquable sur le parler des arabophones. L’arabe marocain n’est que le résultat de ce contacte
2. En même temps il est important de signaler qu’avant le 11ème siècles, l’arabisation du Maroc n’était qu’un phénomène minime et n’a pas beaucoup d’importance. Son effet varie selon les périodes et en fonction des espaces, entre le nord du Maroc et le sud et entre les compagnes et les villes ainsi qu’entre les différentes villes elles-mêmes
3 . Mais avec l’invasion, à partir du 11ème siècles, des tribus arabes, Banou Hilal, Banou Soulaim et Banou Maaqil, l’arabisation du Maroc entama une autre phase et la majorité des tribus se sont arabisées à cette période. Ce phénomène continua avec le rôle joué par les Amazighs arabisés dans l’arabisation des autres tribus amazighes. A noter aussi que, même si le phénomène n’était pas dominant, l’amazighisation de quelques tribus arabes installées dans des milieux purement amazighs. Cependant, on constate que malgré treize siècles de la présence de la langue arabe, le Maroc resta amazigh. Les explorateurs français qui ont précédé le protectorat ont tous confirmé « la berbérité » du Maroc et de ses populations. La langue amazighe était même utilisée dans l’entourage des sultans qui, eux-mêmes, parlaient cette langue. A l’époque personne, ni le sultan, ni son makhzen n’avaient comme stratégie d’arabiser les Marocains.
Ce n’est qu’avec le protectorat que l’arabisation est devenue un cheval de bataille pour tous les concurrents politiques au Maroc (Grandguillaume 1983)
4 . La France a, depuis 1912, commencé par « une politique arabe » suivie d’une politique musulmane » avant de penser à une « politique berbère ». De ce fait, elle a commencé à construire des écoles franco-arabes dans les grandes villes aux profits des notables citadins et pour l’islam, Lyautey est devenu le « Maréchal de l’islam » selon l’expression de Daniel Rivet. Alors que pour l’amazighe, la minime et unique expérience du collège d’Azrou qui ne fut créé qu’en 1927 n’a pas donné beaucoup d’importance à l’enseignement de l’amazighe. Après les premières années et sous la pression des nationalistes marocains, la langue arabe est devenue plus importante dans le cursus de cet établissement. On remarque donc que déjà depuis cette époque l’imposition de l’arabe ne se fait que pour écarter l’amazighe. Mais la première action politique, après la compagne contre le dahir du 16 mai 1930, où les nationalistes marocains exprimèrent leur position anti-amazighe demeure le mémorandum des réformes adressées à la Résidence générale et au sultan. Les leaders nationalistes des grandes villes, Fès, Rabat et Tétouan, revendiquèrent clairement ce qui suit :
« Nous demandons à que la langue arabe soit la seule langue officielle du Maroc, langue de l’administration de tout l’empire chérifien et ne pas donner aucune importance aux dialectes berbères y compris ne pas les transcrire en alphabet latin ».5
Les nationalistes de l’époque, contrairement aux parlementaires de l’Istiqlal d’aujourd’hui, étaient plus clairs dans leur position anti-amazighe. Pour eux, imposer l’arabe comme langue de l’administration va en parallèle avec l’exclusion de l’amazighe.
Après l’indépendance du Maroc, les nationalistes qui ont réussi à monopoliser les postes importants des gouvernements successifs avaient l’occasion pour la mise en application de leur idéologie et leur choix politiques. Parmi leurs premières initiatives s’affiche la volonté d’imposer dans la constitution de 1961 la définition du Maroc comme Etat arabe et musulman. Le roi Hassan II, à l’époque en conflit avec les panarabistes et anti-monarchique de l’Egypte
6 , supprima cette proposition. Mais en même temps, la langue arabe est imposée comme seule langue officielle pour confirmer la volonté de l’Etat marocain d’intégrer l’espace arabe exprimée depuis son adhésion à la Ligue arabe le premier octobre 1958. Pour le français, langue du colonisateur, ainsi que pour l’amazighe, langue des Marocains, la constitution les a traité à titre d’égalité. Elle les a tout simplement exclues.
Sur la réalité du marché linguistique au Maroc le français maintien son prestige. Malgré que la Constitution ne lui accorde aucun statut elle garde toujours son privilège. Elle n’a jamais été dévalorisée et demeure la langue principale des secteurs importants de l’Etat marocain. Elle est même devenue la langue maternelle de plusieurs familles et enfants, fils des parlementaires, des ministres qui défendent l’arabisation du Maroc. Sans oublier les grands hommes d’affaires pour qui cette langue est primordiale. Cette élite francophone envoient ses progénitures dans des écoles étrangères ou dans les établissements des missions francophones ou anglophones au Maroc et en même moment privent le peuple marocain de ses langues maternelles et lui imposent l’arabisation. Les conséquences néfastes de l’arabisation, l’un des quatres principes de l’enseignement imposés depuis l’indépendance du Maroc, n’ont pas besoin à prouver. Le dernier rapport du Conseil supérieur de l’Enseignement le dit implicitement. De ce fait, le système scolaire et la politique éducative deviennent un moyen de la reproduction des mêmes élites
7. Les mêmes dynasties intellectuelles et les mêmes familles d’affaires se forment dans les langues étrangères pour occuper les postes clés de l’Etat marocain et essayent de bien contrôler la situation pour garantir le passage de l’héritage à leurs descendants. Pour les fils du peuple ils sont obligés de continuer dans des systèmes arabisés et ce pour qu’ils se contentent des petits postes et n’aspirent jamais à aller faire de la concurrence aux fils de l’élite francophone. Le maillon faible dans ce schéma reste la langue amazighe. Si, d’un côté la francophonie est une politique mondiale guidée par l’une des puissance du monde, la France et d’autre côté l’arabe est soutenue par le pétrodollar du Golf et des régimes panarabistes de plusieurs Etats, la langue amazighe reste la seule langue qui ne bénéficie ni d’appui d’un Etat ni d’une politique mondiale. Le rapport stazi en France avait bien raison de la qualifier de langue sans Etat. En conséquence les effets de l’arabisation menée depuis l’indépendance du Maroc ne sont visibles que sur cette langue. Les teneurs de la politiques de l’arabisation eux-mêmes avouent que les résultats de l’arabisation du Maroc depuis son indépendance sont beaucoup plus importantes de ce qui a été fait depuis l’arrivée des arabes, il y’a quatorze siècles. Les statistiques officielles qu’elles soient fiables ou non, le prouvent incontestablement. Elles reconnaissent le recule flagrant du nombre de locuteurs de l’amazighe. Cette situation, bien évidement, est le résultat de toute une politique que l’on peut résumer ainsi. Contrairement à toutes les langues enseignées au Maroc pendant le protectorat, l’amazighe était la seule à être exclue de l’école du Maroc indépendant. Elle est aussi privée de son droit à la télévision. Aussi plusieurs stations de radio amazighes existant pendant la période coloniale, Marrakech et Sidi Ifni comme exemples, sont disparues après l’indépendance. En revanche et sous prétexte que la langue officielle est l’arabe les Amazighs n’ont pas le droit d’utiliser leur langue dans l’administration. Ils sont aussi interdits, pendant des années de donner des prénoms amazighs à leurs enfants. La toponymie amazighe s’arabise et les nouveaux lotissements portent, sauf dans des cas très rares, des appellations arabes. Les fonctionnaires arabophones, policiers
8 , gendarmes, juges, administrateurs, instituteurs, caïds, pachas, ou Gouverneurs obligent les citoyens, même dans des régions totalement amazighophones, à parler en arabe, alors que pendant la période du protectorat l’administration française à mis en place tout un système pour former ses fonctionnaires dans les langues du peuple. Tous ces exemples montrent que tout projet de loi pour l’arabisation ne peut être qu’une stratégie pour enterrer ce qui reste de la langue amazighe. Cette langue qui perd chaque jour ses espaces et cède sa place, sous la force des politiques de l’Etat, à d’autres langues, notamment l’arabe, soutenu par l’arabophonie mondiale.
En guise de conclusion, je dis que avec l’absence de toute reconnaissance constitutionnelle de l’amazighe comme langue officielle du Maroc, la pratique de cette langue peut être jugée, dans l’état actuel des choses, illégale car elle n’a pas de statut juridique. Si les Amazighs aujourd’hui utilisent encore leur langue, leur pratique est tout simplement tolérée. Les théoriciens de ce projet de loi doivent donc répondre à cette question. Si la loi pour l’arabisation ne vise pas l’amazighe osent-ils proposer une autre loi pour protéger et aussi rendre légale l’utilisation de l’amazighe au Maroc qu’il soit dans la rue ou dans l’administration ? Et si cette loi est approuvée par le parlement où l’Istiqlal est majoritaire, je me demande si l’Institut Royal de la Culture Amazighe aura le droit de parler en amazighe lors de ses réunions où bien il sera lui seul, contrairement aux autres établissements au Maroc, toléré comme tous les Amazighs d’utiliser cette langue ? Une autre solution peut être possible, prendre une mesure particulière et donner à l’Ircam seul un statut exceptionnel qui lui permet d’utiliser l’amazighe mais préparer tout un arsenal de lois et de décrets pour éradiquer sa pratique dans le reste du Maroc. Ainsi l’Ircam deviendra, après avoir arabisé tout le Maroc, comme un musée où les Marocains doivent payer leur ticket pour entrer et voir des gens qui parlent encore la langue des ancêtres. Une mesure pour plus de stigmatisation des Amazighs. Dans le même sens la vie publique, que ce projet de loi vise à arabiser ; contient aussi le foyer, la famille, les discussions entre amis, les cafés, les restaurants, les rues. Ces endroits, malgré les menaces des chaînes de télévision et des radios destinées à l’arabisation constituent les fieffes qui résistent encore pour le maintien de la langue amazighe. Sont ils concernés par cette loi ?
Historiquement les Amazighs, vu l’emplacement géographique de leur territoire, étaient obligés d’être des multilingues sans que cela menace l’existence de leur langue. Ils ont toujours su inventer des mécanismes pour préserver leur langue et la protéger contre la menace d’autres langues présentes. Mais aujourd’hui, les conditions ont beaucoup changé et le brasage culturel qui a toujours existé entre l’amazighe et les autres langues s’est transformé à une politique linguistique contrôlée par les Etats et qui vise à déraciner l’amazighe. La tolérance exprimée envers l’arabe est justifié par le fait que son rôle ne dépasse pas une partie du domaine religieux et ne menace pas l’existence de la langue amazighe, mais dans le cas actuel où des lois et des politiques se mettent en place sur la base de l’arabe pour faire disparaître l’amazighe je me demande est ce que les Amazighs oseraient-ils boycotter l’utilisation de la langue arabe ? Cette position peut être l’un des moyens possibles pour préserver cette langue contre des lois anti-amazighe ? Une loi raciste ne peut provoquer que des réactions plus radicales.
1Cette période est marquée par les discours royaux du 31 juillet 2001 et celui d’Ajdir du 17 octobre 2001 créant l’Institut royal de la culture amazighe.
2CHAFIK Mohamed, addarija al-maghribiya majalu tadawul bayna al-amazighiya wa al-arabia, (l’arabe marocain, espace d’échange entre l’arabe et l’amazighe), Rabat.
3TOUIRASS Rahma, Ta3ribu al-mujtamaa fi al-3asri al-wasit wa dawruhu fi attanawu3 attaqafi fi al-maghrib (L’arabisation de la société au moyen-âge et son rôle dans la diversité culturel au Maroc), in Asinag, revue de l’Institut royal de la culture amazighe, n°1, 2008, pp. 49-76.
4 GRANDGUILLAUME, G, Arabisation et politique linguistique au Maghreb, Paris, Maisonneuve et Laros, Paris, 1983.
5El QADERY Aboubaker, Mudakkirati fi fi al-haraka al-wataniya al-maghribiya entre 1930 et 1940 (Mes souvenir du mouvement national marocain entre 1930 et 1940), Tome I, Imprimerie Annajah aljadida, Casablanca, 1992, p. 75 et 85.
6AKENOUCH Abdellatif « Réflexion sur la problématique de la constitutionnalisation de l’amazighe » in, Pour la reconnaissance constitutionnelle de l’amazighe, AMREC, Editions Alfadila, Rabat, 2002, p. 16. (En arabe).
7VERMERENNE Pierre, La formation des élites marocaines et tunisiennes, des nationalistes aux islamistes, La Découverte, Paris, 2002.
8Le traitement méprisant de la femme amazighe qui ne parle pas l’arabe et qui est allée se plaindre auprès du poste de police à Casablanca montre à quel point les Amazighs soufrent d’une discrimination linguistique qui va à l’encontre de toutes les déclarations universelles des droits de l’Hommes.
Par Lahoucine Bouyaakoubi-Anir