Notre amertume est profonde chaque fois que nous faisons le bilan de la situation de l'amazighité au Maroc, qui malgré l'officialisation de l'identité, de la culture et de la langue amazighe dans la constitution de 2011, reste la même qu'auparavant, très critique. Aucun travail de sensibilisation et d'informations n'a été fait pour éduquer les marocains au respect de la diversité linguistique et culturelle et à son appropriation. Bien au contraire, plusieurs décideurs ou responsables continuent à s'inscrire dans l'optique arabo-islamique d'entant et méprise totalement les nouvelles donnes de la constitution. Bien que l'officialisation de la langue amazighe soit un acquis et une avancée importante au regard d'énormes sacrifices consentis par des générations de militants de la cause amazighe au Maroc et de leurs alliés, aucun débat n'a eu lieu au parlement, aucune loi, aucun texte, aucune loi organique pour la mise en œuvre. La situation de la langue et la culture amazighes reste la même qu'auparavant, toujours marginalisée, en recul dans certains domaines et toujours absentes dans d'autres.
-Nous continuons à ressentir un sentiment de réelle ségrégation, lorsqu'un Amazighophone se trouve toujours contraint de parler une langue qu'il ne maîtrise pas en renonçant à sa langue dans ses rapports avec l'administration et les milieux officiels, voire même dans les tribunaux, espaces pourtant conçus afin de garantir la justice et l'équité pour les victimes de l'injustice, et non comme lieux de ségrégation entre les personnes qui sont en principe égales en droit et en citoyenneté.
-Nous continuons à ressentir un sentiment d'exclusion, chaque fois que nous regardons les chaînes marocaines de télévision pour lesquelles nous nous acquittons de nos impôts mais qui ne proposent que de rares émissions amazighes à des heures impossibles, préférant diffuser des films indiens, moyen orientaux ou occidentaux (exception faite pour la 8e chaîne Tamazight, dépourvue de crédits financiers suffisants et de transmission terrestre pouvant permettre au simple citoyen marocain de la capter).
-Nous sommes préoccupés et très en colère quand nous constatons que la situation de la langue amazighe dans l'enseignement au lieu de progresser, enregistre un recul considérable, alors même que la langue amazighe est devenue officielle.
-Nous constatons avec amertume que des régions entières à majorité amazighophones, marquées par la dureté de la nature, continuent à souffrir de la marginalisation économique et sociale depuis l'indépendance, et cela alors même qu'elles ont étés à l'avant-garde réelle de la lutte contre l'occupation étrangère. Au lieu d'être soutenues pour leurs actions et faits historiques par la promotion et le développement, ces régions sont victimes d'une politique d'exclusion et de marginalisation, d'une politique d'accaparement de leurs richesses et ressources au profit d'une élite corrompue. Elles sont alors livrées à elles-mêmes quand elles se retrouvent dans une situation dramatique telle que les dernières inondations.
-Nous ressentons un sentiment d'injustice en voyant l'état d'appauvrissement dans lequel vivent les habitants de nombreuses régions amazighophones disposant de mines aux richesses naturelles considérables, exploitées au détriment de leurs intérêts par des sociétés « anonymes » qui polluent l'environnement, épuisent les eaux souterraines, détruisent la faune et la flore, transgressant et violant délibérément les lois nationales et internationales lesquelles affirment le droit des populations locales à disposer des richesses naturelles de leurs territoires.
Cette marginalisation et cette exclusion nous poussent à nous interroger et à nous poser les questions suivantes : sommes-nous donc devenus des étrangers sur notre propre territoire ? Ou sommes-nous colonisé ? La source de cette interrogation légitime, est notre sentiment que les décideurs n'accordent aucune importance à ce qui nous porte préjudice et touche à notre dignité mais plus alarmant encore, ne respectent ni la constitution marocaine ni les engagements nationaux et internationaux.
Après examen de la situation de la langue amazighe dans l'enseignement à la lumière de l'actualité de la rentrée scolaire 2014/2015, après plusieurs plaintes reçues des enseignants et acteurs associatifs de différentes régions du Maroc, après la lecture du document du MEN présenté à la deuxième session ordinaire du Conseil Supérieur de l'Education, de la Formation et de la Recherche Scientifique en septembre 2014, nous pouvons sans hésitation avancer ce qui suit:
Les procédures prises dernièrement par le Ministère de l'éducation nationale et exécutées par ses responsables locaux à l'égard de l'enseignement de la langue amazighe vont à l'encontre des engagements politiques et institutionnels de l'Etat marocain. C'est une concrétisation claire de la discrimination et du racisme culturel et linguistique et une régression qui menacent les acquis réalisés durant plus d'une décennie. Ceci se manifeste à travers les faits suivants :
Le Ministère de l'éducation dans son document officiel « une nouvelle école pour le citoyen de demain » présenté au Conseil Supérieur de l'Education, a élaboré une vision stratégique pour 2030 tout en reniant une donnée constitutionnelle et institutionnelle au cœur de notre identité, la langue amazighe officielle. Il y fait allusion à la place de la langue arabe et aux langues étrangères. Silence totale sur la langue amazighe. ». Il est clair que le travail et les acquis de plus de 12 ans dans le domaine de l'amazighe dans le cadre de la convention IRCAM/MEN est piétiné et effacé. Nous considérons donc que les décisions prises par le Ministère de l'éducation nationale sont irresponsables. Il s'agit bien ici d'une violation des engagements relatifs à l'enseignement de la langue amazighe et de sa généralisation. L'enseignement de cette langue n'est pas une initiative ni un choix d'un quelconque ministre, ou d'un directeur d'académie ou d'un délégué. C'est une décision nationale en relation avec l'identité de l'Etat marocain. En conséquence, l'ensemble des institutions étatiques est obligé de la respecter et de la mettre en œuvre. Nous avons donc le droit de nous poser la question : Quelle planification pour l'avenir sans prendre en considération les orientations de l'Etat, ses engagements et la loi suprême du pays ? Quel est le rôle du conseil supérieur de l'enseignement si le Ministère de l'éducation nationale a déjà tout planifié pour les prochaines vingt années à venir ? Il est à signaler aussi que la société civile notamment la confédération marocaine des associations des enseignant(e)s de la langue amazighe ainsi que les spécialistes ne sont pas représentés au sein de ce Conseil Supérieur de l'Education, de la Formation et de la Recherche Scientifique.
Sur le terrain, arrêt de la mise en disposition des enseignants chargés de l'enseignement de la langue amazighe et leur orientation vers l'enseignement de l'arabe et du français après des années d'exercices et de formation, décision discriminatoire à l'égard de la langue amazighe. Lors de tous ses interviews et rencontres de presse, le ministre actuel de l'éducation n'a jamais fait même allusion à la situation de la langue amazighe dans le système éducatif, contrairement à l'arabe et aux langues étrangères. Il a également ignoré toutes les demandes de rencontres adressées par des délégations intéressées par l'enseignement de la langue amazighe dont la confédération marocaine des associations des enseignantes et des enseignants de la langue amazighe. Un mépris total pour ce dossier, allant même jusqu'à geler la commission mixte IRCAM/MEN. Ce qui nous pousse à nous poser les questions : les engagements de l'Etat sont-ils des engagements de principe ou uniquement de simples opérations laissées aux désirs des différents responsables ? Des responsables politiques nous avancent, pour justifier l'ensemble de ces graves régressions, l'attente de la loi organique qui stipulera les étapes et les modalités. Ceci n'est qu'une tentative pour gagner du temps, étant donné que cette loi organique ne doit aucunement participer à la régression de la situation de la langue amazighe dans l'enseignement mais elle doit viser la consolidation des acquis et sa réussite puisque l'amazighe est aujourd'hui une langue officielle.
Il est du devoir de l'état d'instaurer une meilleure gouvernance de l'enseignement de la langue amazighe et une meilleure gestion avec un suivi effectif de l'ensemble des académies, la mise en place d'une stratégie claire pour améliorer la situation de la langue amazighe dans l'enseignement et pour réussir sa généralisation sur la base des anciens acquis et de ses quatre fondements : l'obligation, la généralisation, la standardisation, l'alphabet Tifinagh ainsi que le recrutement et la formation initiale et continue des ressources humaines qualifiées en réservant de nouveaux postes budgétaires tout en relançant des sessions de formation gelées depuis des années. Cette situation grave de l'enseignement de la langue amazighe ne peut que participer à mettre en échec le projet de réconciliation initié par l'état depuis une décennie et mettre en danger l'harmonie sociale et la stabilité politique de notre pays.
Le même appel, la même revendication, depuis des décennies, est encore renouvelée aujourd'hui par les militants amazighs en direction de l'état marocain, pour qu'il donne à une des expressions de notre culture, ce qui lui revient de droit : Yennayer, officiel et férié. Le sentiment d'appartenance à une même terre, une même histoire, une même culture ancestrale, tout cela est forgé aujourd'hui autour d'une histoire commune à travers des siècles : la revalorisation des fêtes et coutumes millénaires dont le jour de l'an Yennayer en fait partie. Rappelons que cette fête n'est pas seulement célébré par les amazighophones mais par les arabophones aussi, ce qui lui donne une dimension nationale et africaine du nord. Mais, les décideurs ne l'entendent pas de cette oreille, ils continuent à rejeter tout ce qui touche à notre patrimoine ancestral qui est antérieur à la culture arabo-islamique; les discours sur le respect de la diversité culturelle n'étant en fait que des discours hypocrites et sournois, une vitrine présentée aux instances internationales. La politique de l'exclusion continue et l'arabisme et l'islamisme continuent à être les seules normes de référence mettant ainsi en danger la cohésion sociale.
13 Janvier 2015 / 01 Yennayer 2965