Les entreprises familiales : une énigme sociologique ?
Leclerc, Ford, Michelin, Banque Lazard, Citroën, Bouygues, Lagardère, Dassault, Hermès, L’Oréal, Michelin, Publicis, Danone, les Galeries Lafayette… Ces groupes, personnifiés quoi qu’aujourd’hui dilués, relèvent originellement d’entreprises familiales, voire d’empires économiques ayant façonné l’économie internationale. On lit ici et là, dans des journaux économiques bien inspirés (Les Echos et Le Monde en particulier), que les entreprises familiales résistent mieux à la crise actuelle. Mais que connaît-on vraiment de ces entreprises ? Rien, semble-t-il, de concret en dehors du convenu et du banal.
Les entreprises familiales au Maroc sont légion. Leur « résistance » à la concurrence internationale et aux changements sociaux questionne. La presse nationale en a fait écho dernièrement, vantant les fortunes berbères, la singularité sociétale d'une région dynamique, la persévérance de ces entrepreneurs soussis « traditionalistes » plus à l’aise dans les self-made-men que véritablement encastrés dans le sérail économico-politique. Les études conservatrices de type « segmentaire » les opposent aux familles fassies (originaires de la ville de Fès) qui, elles, seraient dans les affaires économico-politiques comme un poisson dans l’eau. Ce clivage structurant a fait, depuis la fameuse thèse de J. Waterbury1, l’alpha et l’Omega des études sur l’élite marocaine. Il est aujourd’hui suranné de limiter l’approche à cette bipolarisation et la nécessité des études empiriques devient pressante. Pourquoi donc s’intéresser aux entreprises familiales dans la région du Souss ? Il faut d’abord convenir que cette région est historiquement un vivier important de ces entreprises familiales cultivant discrétion jusqu’à s’ériger en « insondables énigmes ». Elle est aussi réputée pour une forme entrepreneuriale spécifique, basée sur l'existence de modèles productifs locaux et marquée par la double influence d'une culture traditionnelle et de structures communautaires, couvrant de surcroît plusieurs secteurs d’activité comme le transport, l’immobilier, l’agro-alimentaire ou encore le tourisme et la pêche maritime. Les familles les plus connues sont les akhnnouch, les Aït Agouzzal, les Aït Oubâakil, les Boufettas, les Amhal et les Tissir pour ne citer que les plus célébrées par les médias. Demeurent cependant les plus discrètes, les méconnues et néanmoins les plus influentes et qui ne se sont jamais défaites de leur originalité soussie. Quand on évoque le transport, la palme revient aux Aït M’zal, Coca cola et l’huile d’olive « Souss », le mérite est à la famille Belhassan. Quant aux Aït Bicha, ils ont investi essentiellement le secteur de la pétrochimie et les conserveries. Force est de constater que l’identification des dites entreprises se cantonne dans un nom magnifié et décrié tout à la fois, ce qui révèle les représentations ambivalentes de l’entrepreneur dans la société locale. A cet égard, le sens commun appréhende les figures familiales du capitalisme soussi comme des légendes qui nous sont tellement familières que nous nous dispensons de les interroger critiquement, c’est-à-dire de les démystifier. Pour autant, nous ne faisons pas nôtre la fameuse « loi des trois générations » : la première génération bâtit, la deuxième développe et la troisième ruine l’héritage commun. Certes cette loi s’avère heuristique dans d’autres contextes2, mais nous n’en sommes qu’à la deuxième génération dans l’aire qui nous occupe ici. Dans le contexte d'internationalisation des stratégies économico-financières, d'externalisation des modèles entrepreneuriaux mais aussi d'extension des controverses culturalistes, la présente communication entend apporter des éléments de réponse à la problématique de transmission des entreprises familiales de la région du Souss entre la génération des pionniers (fondateurs, propriétaires-dirigeants de leur entreprise) et leur descendance-progéniture (propriétaires-dirigeants) appelée à prendre la relève dans un contexte de rude concurrence. Qu’est-ce qui change et qu’est-ce qui reste dans la manière de gérer ces entreprises, d’hier à aujourd’hui, d’une génération à une autre ?
Méthodologie analytique de l’enquête
L’enquête sociologique menée a buté sur l’opacité d’étudier ces entités par entretiens « semi-directifs » éprouvés par la discipline sociologique, encore moins par questionnaire qui n’engage que ceux qui le confectionnent. Ce qui nous a conduit à privilégier des « entretiens informels » appuyés par la tenue d’un « carnet de bord » où sont consignées paroles, anecdotes et histoires de vie de la lignée familiale des intéressés. Il est encore tôt d’offrir au lecteur un condensé finalisé de ce travail d’hercule, mais d’identifier quelques traits saillants de ce monde « mystérieux » où le regard sociologique pourrait tenir de la ruse dans le but de contribuer utilement à la connaissance de nos réalités contemporaines. L’étude de terrain a visé trois des grandes familles du Sous où l'empreinte familiale est reconnaissable à la formule usuelle « Aït » - étymologiquement « relatif à », « appartenant à » -.
Nous partions de l’hypothèse que le statut de l’entrepreneur et du prestige qui est son corollaire serait le plus désiré chez le repreneur de l’entreprise familiale, doublé d’une certaine fascination pour l’être et non pour l’avoir.
La première génération est celle du patriarche autodidacte, ayant appris sur le tas le monde de la gestion, sachant courir le risque et le contourner, tirant les ficelles de la complexité du monde des affaires, nouant des relations protectrices. Dans les entreprises enquêtées, le patriarche n’occupait pas la même position. Tantôt sa disparition a donné lieu à une succession laborieuse, générant des convoitises des amis d’hier et la jalousie du proche entourage. Or c’est cette construction de la légitimité qui mérite l’attention du chercheur. Tantôt, il s’est retiré des affaires en mettant en place un holding, chacun de ses enfants ayant en charge un secteur déterminé. Tantôt encore, le patriarche vieillissant, continue d’assumer ses fonctions, mais son influence cède le pas à la préparation de la succession par « effraction ».
La deuxième génération est celle des quadras plutôt initiés à l’entreprise sous le magistère du père que dans les textes books des instituts de gestion. Le quadra est dans tous les cas marié du vivant de son père, un mariage de raison, sorte de « dette morale » à son papa. Il se révèle dans la majorité des cas comme un cancre manquant désolément de capital culturel, mais le compensant par le goût de l’extravagance et du paraître. Certains pionniers ont envoyé leurs enfants poursuivre une formation diplômante dans des universités française, canadienne ou américaine. Les repreneurs se présentent comme les dépositaires de la mémoire familiale, orientant des fois, au détour d’un échange, le sociologue dans une perspective hagiographique, la nostalgie de l’éternel hier évitant le charme discret qui caractérise toute communauté humaine. Ce sont ces légendes qu’il convient précisément de démystifier.
Parmi les rapports sociaux développés au sein de ces entreprises et que nous avions déjà rencontré ailleurs3, il faut noter la place occupée par des figures « informelles » qui interroge le travail du chercheur : la secrétaire dont le « travail réel » dépasse de beaucoup le « travail prescrit », le chaouch (permissionnaire et homme à tout faire dans ces entreprises), moul chkara (l’intermédiaire des entreprises avec les administrations) toujours partant pour se frotter aux administrations, le chauffeur-coursier et autres « sbires » dont nous avions tout intérêt à décrire le travail et à élucider la condition humaine… tout cela dans le but d’aider à la compréhension du monde du travail qui, malheureusement, ne peut être appréhendé par le seul outil statistique.
Les entretiens « informels » réalisés se déploient dans une bonne trentaine de pages décousues et de parchemins comportant un immense carnet de bord. Les anecdotes, sublimes ou fugaces, les allusions à tel ou tel événement familial, local ou national, les subjectivités patronales ambivalentes (à la fois paternalistes et implacablement autoritaires) y occupent un bon rang.
Une esquisse du business history en contexte Soussi
Parent pauvre de l’histoire économique, le business history ou l’histoire des entreprises au Maroc n’a fait l’objet que de vagues tentatives4, mais rarement de monographies solidement construites. Pourtant dans des pays comme les Etats-Unis ou la France5, ce champ de recherche connaît un essor fulgurant. Il serait inconsidérément ambitieux de prétendre réparer ce manque dans le contexte marocain et il va sans dire que la difficulté de produire un savoir empirique et monographique explique pour une bonne part le développement de véritables enquêtes minutieuses. Ce nécessaire retour à l’histoire permet d’engager les comparaisons internationales car le capitalisme familial est une catégorie universelle du développement économique. Au commencement, le familialisme, le népotisme, l’instinct tribal, sont à l’origine de l’émergence des sagas familiales dans le processus entrepreneurial. On entend souvent dire « Les 10 familles qui dominent l’économie d’un pays » et l’on constate empiriquement que l’entreprise se confond avec le nom de son fondateur et la transmission de ce patrimoine se fait de père en fils et rarement de mère en fille et dans tous les cas se cantonne dans le capital familial. Ce qui explique la prégnance du patriarcat dans nos sociétés contemporaines. Les alliances par mariage entre grandes familles sont de ce point de vue un indicateur de premier ordre, une sorte d’endogamie de classe. Sur le cas spécifique du Maroc, il y avait d’abord des trusts coloniaux dont les figures les plus connues sont l’Auvergnat Jean Epinat et Jean Walker6. Au lendemain de l’indépendance, la nationalisation de certains secteurs stratégiques de l’économie, mais surtout la marocanisation ont conforté un certain nombre de positions économiques de type familial. Il en est autrement de quelques entreprises familiales issues de la région du Souss qui n’ont pas attendu l’indépendance pour s’affirmer et prospérer. Les Aït M’zal, à titre d’exemple, ont développé vers la fin du XIXème siècle le transport caravanier avec Essaouira comme plaque tournante des circuits desservis. Ils n’ont de cesse de diversifier les secteurs des PME familiales.
Si les montagnes d’Aït Baha, de Tafraout, d’Idaougnidif et autre d’Anzi (des villages de l’Anti-Atlas marocain), ont fait don si généreusement à la région du Souss de ces familles entrepreneuses, pieuses dans les premiers temps, mêlant référent islamique et affaires, il faut bien relever que c’est dans les villes de l’Occident marocain (Casablanca, Salé, Meknès) qu’ils ont fait fructifier leurs affaires. Il ont développé commerce et transport, en commençant par le commencement, c’est-à-dire en faisant montre de cette mobilité « écologique » chère à l’école de Chicago allant de l’épicier du cousin jusqu’à acquérir des immeubles en centre ville, des usines à la périphérie des métropoles. Paradoxe : cette première génération, contrairement aux idées reçues, n’était passée ni par Oran, ni par Paris, ni par Marseille pour acquérir le statut de l’entrepreneur respectable arborant fièrement le label « made in Souss ». Ils ont développé leurs affaires à la sueur de leur front, convaincus qu’ils étaient de la centralité de la valeur travail : trimer pour y arriver, persévérer contre vents et marées pour l’oeuvre de toute une vie. Nous pourrions leur prêter un sens pratique des affaires en tirant parti de leur terroir, ce déterminisme géographique, montagnard, qui est à l’origine de leur socialisation économique. Les montagnes « enclavées », autarciques à l’accès difficile, l’enfance sous le jour de l’école coranique où « l’on mémorisait plus qu’on n’apprenait, qu’on apprenait plus qu’on n’observait »7 : tel est l’univers écologique où ils ont évolué et qui était déterminant dans leur trajectoire de vie « Il y a des dynamismes assez semblables dans tout l’Anti-Atlas qui se caractérise par son enclavement. Le travail demande plus d’effort, il faut compenser en faisant un effort personnel vers et sur la nature …C’est un peu comme un coureur de fond qui court en montagne à qui on demande de courir en plaine. Depuis quelques années on parle du dopage, ici on se dope eu plein air… », argue un initié au domaine soussi des Iboudrarns (les montagnards). Ce déterminisme géographique et cette mentalité paysanne est à rapprocher d’un fait illustre que plusieurs études du cas français ont mises en évidence : la paysannerie et les artisans ont renouvelé le patronat dans la France de l’entre-deux-guerres. Les pionniers ne sont pas pour autant comme les protestants de tradition calviniste étudiés par Max Weber, mus par le dogme de la prédestination8, mais, peut-on dire que, derrière chaque entrepreneur, se trouve un fqih (homme de la religion ayant un capital spirituel reconnu). Les croyances religieuses sont très fortement encastrées dans le monde des affaires des Soussis. Plusieurs interlocuteurs ont souligné cette étroite relation entre empire des saints et réussite économique : « Sidi Lhadj Lahbib, âalim al aalama9, était notre protecteur. Il savait que notre oeuvre était juste, utile et au service du plus grand nombre. Plusieurs fois par an, notre vénéré père lui rendait visite pour lui demander des conseils, une prière pour que le Très Haut nous comble de sa protection et chaque visite apporte la baraka… ». Par-delà ces croyances, il y a lieu de souligner que les pionniers des entreprises familiales étaient aussi des hommes de tribu et de guerre dont l’oeuvre devraient être contextualisée et rapportée à une génération ayant connu la guerre et le protectorat (1912 – 1956). S’il est vrai qu’ils s’étaient hissés en « hommes nouveaux » dans le paysage patronal du Maroc, il est aussi vrai qu’ils n’ont pas « désenchanté le monde » en empruntant la voie « dé-sécularisée » débarrassée des attitudes traditionalistes. Certes, ils ont diversifié leurs affaires, noué des associations avec d’autres entreprises, mais le giron familial était leur seul horizon. Leur nom et leur réputation ne sont guère sortis du cadre étroit de leur influence et n’ont pas préparé leur progéniture à assurer la relève dans un monde changeant, en leur faisant acquérir des techniques de mangement à la hauteur des défis du processus de la mondialisation. Etaient-ils visionnaires ? Certains avaient incontestablement le flair politique et savaient pertinemment que l’alternative rationnelle en affaires consiste dans l’opportunisme politique. Se maintenir économiquement passe par l’intrusion en politique pour y nouer de solides appuis. Plusieurs ministres étaient hommes d’affaires avant de se recycler en politique. En dépit du discours qui tend à présenter ces pionniers comme partis de rien, leur force a bel et bien résidé dans leur statut de notables locaux. La nouvelle génération, née et élevée dans le monde citadin, cherche à se maintenir bon gré mal gré dans le tissu économique en gérant l’héritage légué avec une différence de socialisation, de style et de posture. Tout se passe comme si les héritiers d’aujourd’hui « rejouaient des drames archaïques dans des costumes à peine modernisés ».
Dans ce qui suit, nous allons mettre en confrontation les deux générations par une comparaison qui fera ressortir les points communs et les dissemblances.
D’une génération à l’autre : analogies et dissemblances
Les entrepreneurs et les repreneurs
La première génération des pionniers est celle des entrepreneurs au sens économique du terme dans un contexte de la reconstruction de l’économie nationale. A l’origine de ce qui deviendra une saga familiale : un nom comme héritage, une tribu ou une appartenance enracinée dans l’histoire, un fqih, un appui politique, des combinaisons gagnantes et de l’audace économique, du charisme. Génération pieuse, les pionniers étaient pratiquement tous des Hadjs dans un contexte où cette appellation religieuse faisait sens et forçait la considération.
Le repreneur n’obéit pas forcément au principe de la primogéniture en ce sens que le successeur n’est pas formellement le rejeton aîné, il est un choix délibéré du patriarche et le critère peut se résumer à l’unicité du cap et au dévouement inébranlable à l’entreprise, ce bien commun : « Mon père, que Dieu ait son âme, a eu la lucidité de repérer celui de ses fils le plus apte, celui qui était à ses côtés dans les meilleurs comme dans les pires moments, celui qui a du caractère, il a eu le courage de le dire en nous expliquant pourquoi. Toute la famille a acquiescé parce qu’il m’a initié très tôt à ses affaires, m’a testé à plusieurs reprises et je n’ai jamais déçu. Je savais lui tenir tête quant il l’a fallu et je me suis toujours conduit comme son conseiller franc et affectueux, mais je ne lui ai jamais manqué de respect. Je suis fier aujourd’hui d’être son digne successeur… ». Le fondateur « rationnel » est donc celui, prévoyant, qui choisit le fils le plus apte à lui succéder. Il le fait de son vivant au cours d’un conseil de famille de « passation de consigne », les héritiers acceptant docilement la partition, théoriquement du moins. C’est un élément clé de la transmission et tout faux pas peut avoir de conséquences dramatiques pour l’entreprise pouvant aller jusqu’à la faillite. Souvent prise comme une anomalie dans la gestion financière ou résultante d’un règlement politique adverse (redressement fiscal par exemple), la faillite d’une entreprise familiale peut également provenir d’une lutte fratricide, mais les statistiques ne vont jamais jusqu’à élucider cette variable. L’élu ne s’impose pas à la fratrie ex nihilo, il doit se légitimer comme garant de l’intérêt familial et par sa capacité à faire fructifier l’esprit d’entreprise en ménageant les intérêts pécuniaires de son entourage immédiat : à chacun est octroyé solde, logement et voiture… Non seulement il est question de se légitimer aux yeux des autres héritiers, mais aussi de la société environnante. Acquérir ses lettres de noblesse revient à se défaire de l’étiquetage « fils à papa », et endosser le costume du digne successeur, sachant choisir ses collaborateurs et être le moment venu l’homme de poigne : « Je ne veux pas paraître aux yeux des autres comme un parvenu millionnaire, mais le digne successeur de ceux qui étaient là avant. Quant au linge sale, nous avons appris à le laver en famille. Les problèmes, c’est obligé surtout que la famille agrandit ». La démarche de se valider chez les siens est consubstantielle d’attester de son mérite et du sens de l’équité.
Le quadra repreneur n’est pas systématiquement un entrepreneur sur les pas de son père, mais un patron qui gère les différents rapports sociaux auxquels il est astreint : le choix des collaborateurs, des serviteurs, de son comptable et de son majordome…Il est tout aussi enclin aux ziarats (visites) des saints autochtones. Il poursuit, comme son père le fait ou le faisait, les oeuvres de bienfaisance et tout ce qu’on a pris l’habitude de ranger dans le registre du « travail social ». Les Aït M’zal ont leur propre Madrassa (école religieuse), prenant en charge des talbas, ces étudiants en théologie par égard pour un passé glorieux qui fait la personnalité de la région des Aït Baha. Le travail social est donc assurément pénétré de religiosité, il peut également se déployer dans des oeuvres de soutien aux populations aux besoins spécifiques. Les Belhassan, par exemple, ont instauré un système de pécule destiné aux plus défavorisés et appuient les associations d’aide aux handicapés au sein de la ville d’Agadir.
Famille, Travail et discrétion : la trilogie interganarationnelle
Les pionniers des entreprises familiales dans le Souss, peut-être plus qu’ailleurs, cultive la discrétion jusqu’à une extrême manie et ne cherchent pas éperdument la distinction. L’attachement à la terre natale et à l’esprit famille reste un invariant des deux générations. Le recrutement de la main-d’oeuvre est dicté par le critère familialiste et le demeure encore largement aujourd’hui : « on racontait qu’un pionnier recrutait son personnel sur le critère de l’amazighité au cours d’un test : le postulant aura à répondre en berbère aux questions et vers la fin de l’entretien d’embauche, on lui présente un légume quelconque et il est invité à lui trouver le nom en berbère… Ainsi il devrait répondre que l’oignon est tazalimt et non lbsla… ». Aussi pourrions-nous en conclure à l’un des fondamentaux de la gestion des entreprises familiales dans la région du souss, à savoir le fondement familialiste. Le personnel local, appelé à intégrer ces entreprises, est trié sur le volet de son « authenticité régionale ». Par une telle procédure de recrutement, l’objectif recherché consiste à faire de l’entreprise un système social apaisé, voire de « fermeture communautaire », garante de la discrétion. Il ne s’agit pas là d’une rationalité axiologique, d’une philanthropie, mais d’un sens économique des plus prononcés, d’une rationalité instrumentale tant il est vrai que le modèle de gestion de la main-d’oeuvre repose su le modèle néo-paternaliste. Le travail dans l’entre-soi communautaire est postulé comme une base de la pérennité de l’entreprise. Les entreprises familiales colportent, indifféremment du référent générationnel, la vision de l’entreprise-famille dont la réussite ou l’échec affectera tous les maillons. Ce thème de la centralité de la famille est un vieil argument en faveur du lien social, mais il atteste empiriquement d’une autre stratégie : lier la bonne marche de l’entreprise au dynamisme de la région du souss. Les anciens comme les nouveaux s’attachent à la trilogie : famille, Travail et discrétion.
La confiance et la loyauté : des invariants structurants
La confiance : mot magique et qui est tout de même au fondement du lien social. Les grandes fortunes étaient bâties sur le critère de la confiance, mais cette dernière est avant tout une construction sociale : « Mon père a travaillé avec Nssara et avec les Juifs, sa parole est la seule qui compte, la leur aussi. Ils joue la loyauté dans les affaires, comme dans la vie de tous les jours » La logique du donnant-donnant a ici valeur explicative. Parmi les propriétés du capital social recensées par Adler et Know (2002)10, nous retenons celle qui nous semble la plus importante à savoir la connaissance continue, génératrice de la confiance entre partenaires. Les deux générations ont en commun d’adhérer au principe de la confiance dans les affaires et de la loyauté dans les relations professionnelles. La mentalité paysanne des pionniers plus encline à la méfiance et la socialisation citadine des successeurs dont l’individualisme effréné est une composante sont conjuguées au critère de la confiance : savoir à qui donner, recevoir ce qu’on peut rendre. Ainsi le monde des affaires des soussis est structuré par cette solidarité mécanique dont la confiance et la loyauté sont des ingrédients fondamentaux.
Ces ingrédients dépassent le cadre interindividuel pour devenir une affaire de famille et de groupe. Parce qu’un enjeu financier d’importance est engagé et pour se placer dans les cas de figure les plus plausibles, il est nécessaire d’entretenir la confiance. Cette dernière n’est pas seulement une affaire de morale ou de sentiments autour de la croyance que « rien n’arrivera puisque son prochain serait imprégné d’une logique de l’honneur et du respect de la parole donnée ». S’il est vrai que la confiance est centrale dans ce processus, il est aussi vrai que la contrepartie est nécessaire à son maintien. La confiance s’achète et ne se mérite pas en l’occurrence. « Un rendu pour un prêté » a les allures de tout un programme dans les relations inter-entreprises.
Entrepreneuriat soussi et politique
Bien souvent la bénédiction du pouvoir politique est un paramètre essentiel de la réussite entrepreneuriale. Des témoignages abondent dans ce sens et convergent à souligner que les « notables » locaux disposent d’un « capital social », dans le sens de réseau de relations, qui les prédestine au monde des affaires. Cette bénédiction peut prendre plusieurs formes comme l’allégement des prélèvements obligatoires, la facilitation du régime d’autorisation et toutes les machineries bureaucratiques et administratives. Il en est de même des alliances matrimoniales avec des familles influentes. Ce fait n’est pas nouveau. Déjà dans l’Entre-deux-guerres, le film de Marcel L'Herbier, Les hommes nouveaux, tiré du roman de Claude Farrère retrace le processus qui préside à la fortune en terre marocaine en mettant en scène un Français moyen des années trente que rien ne prédestinait à la réussite économique. Considéré comme l’un des « hommes nouveaux » qui allaient faire la gloire du Maroc, Bourron, lors du voyage qui le ramenait au Maroc après un séjour en France, rencontra une jeune veuve prénommée Christiane. Cette dernière était déjà liée à l’officier Henri de Chassagnes, ami et conseiller du caïd Medhani, influent homme d’affaires marocain. Fin stratège, Bourron demande la main de Christiane en vue d’approcher le caïd et de faire fortune auprès de lui. C’est dire à quel point cette culture médiationnelle est une constante pour comprendre la dynamique entrepreneuriale contemporaine.
Pour ne pas conclure…
L’intérêt de fonder la présente contribution sur le référent « génération » est précisément de souligner que les événements et les contextes diffèrent d’une génération à une autre et que cette différence impacte grandement sur la socialisation des uns et des autres : « La génération sociale est définie comme un milieu spirituel original, comme un état d’âme collectif incarné dans un groupe humain qui dure un certain temps, analogue à la durée d’une génération familiale »11. Il convient dès lors d’engager une véritable sociologie des générations pour comprendre comment la société des affaires se reproduit sans heurts notables.
La première génération a connu la guerre et est imprégnée d’une logique de l’honneur. Formés à la dure, les pionniers étaient des combattants intarissables, pétris d’une culture religieuse et traditionnelle. Il reste que le changement social guette et malmène les formes sociales et managériales d’antan.
La deuxième est tiraillée entre la fidélité aux fondamentaux de l’entreprise familiale et le désir de puissance pouvant donner lieu à des guéguerres pour évincer tel ou pour promouvoir tel. Ce système d’allocation des ressources, incontournable dans tout type de gouvernance, peut s’avérer à double tranchant. D’une part, il permet au successeur de marquer son territoire, d’asseoir son style et de concevoir son projet pour l’entreprise familiale. De l’autre, il peut faire des aigris pouvant accélérer le déclin de l’oeuvre commune. Par conséquent, l’enjeu pourrait être de l’ordre de la psychosociologie du leadership dans ces groupes assurément complexes.
Le monde des affaires demeure terra incognito au Maroc au sens de la rareté des études empiriques et monographiques. Parce qu’ayant un soubassement social indéniable, les faits économiques se forment et se cristallisent dans des institutions, en l’occurrence ici dans la famille. L’intérêt de la sociologie économique est de déconstruire le mythe de l’acteur rationnel, cet homo oeconomicus adulé par les Pères fondateurs de l’économie politique, en portant une attention particulière aux enjeux de pouvoir et aux relations sociales à l’oeuvre dans la genèse des institutions dites économiques. Ainsi les entreprises familiales dans la région du Souss sont avant tout un construit social obéissant à un processus complexe (importance des relations sociales, centralité de la confiance et de la loyauté dans les relations marchandes, bénéfice des appuis politiques, croyance forte en la valeur travail, détention des capitaux économique, religieux et symbolique, possession du statut avantageux dans la stratification sociale locale…) au devenir incertain (vicissitudes de la transition générationnelle).
Si, au commencement, le capitalisme familial prend racine sur le terreau des économies relativement autarciques, force est de constater que le défi du processus de la mondialisation pourrait sinon ébranler la suprématie des sagas familiales patiemment et méthodiquement constituées tout au long de l’Histoire, du moins leur opposer une concurrence des plus ardues pouvant aboutir au « désenchantement du monde » selon la belle expression de Max Weber. C’est tout l’enjeu de ce troisième millénaire…
Brahim LABARI
Professeur de Sociologie
Université d’Agadir
1 Le commandeur des croyants, Paris, PUF, 1972.
2 Voir pour le cas lyonnais l’article éclairant de B. Angleraud, Les entreprises familiales à l’épreuve de « la loi des trois générations », Revue Temporalités, n°2, 2004.
3 B. Labari, La bonne et le Chaouch : deux figures de “servitude” dans le contexte des délocalisations industrielles françaises au Maroc ? Communication au Premier Congrès de l'Association Française de Sociologie, Paris, Université de Paris XIII, février 2004.
4 Voir à ce sujet les ouvrages de M. Kenbib, Les protégés. Contribution à l’histoire contemporaine du Maroc, publication de la faculté des lettres et des sciences sociales, 1991 et de S. Tangeaoui, Les entrepreneurs marocains : pouvoir, société, modernité, Paris, Karthala, 1995.
5 Citons pêle-mêle D. Raff, The Teaching of Business History in the United States, Paris, Revue Entreprises et Histoire, n° 55, 2009, Y. Cassis, Big Business. The European experience in the Twentieth Century, Oxford, Oxford University Press, 1997, D. Barjot, La trace des bâtisseurs : histoire du groupe Vinci, Vinci, 2003.
6 B. Labari, Le Sud face aux délocalisations, Houdiart Editeur, Paris, 2007.
7 C. Geertz, Observer l’islam, Paris, La Découverte 1992.
8 M. Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Flammarion (coll. Champs, n° 424).
9 Saint, docteur des docteur de la loi islamique.
10 Social Capital : prospects for new concept, Academy of Management Review, 27, 2002, pp. 17-40
11 François Mentré, Les générations sociales, Paris, éd. Bossard, 1920.