Les 6èmes assises du Congrès mondial amazigh (CMA) se sont tenues du 30 septembre 2011 au 2 octobre sur l’île de Djerba en Tunisie. Ces rencontres qui ont lieu plus ou moins tous les trois ans depuis 1995 offrent un cadre de rassemblement à des militants qui œuvrent au quotidien à la promotion de la culture amazighe (ou berbère), le plus souvent au sein d’associations implantées en Afrique du nord et dans d’autres pays d’émigration, notamment en Europe. Didier Le Saout, universitaire à Paris 8 et spécialiste de ce dossier, était présent à ces assises.
Au-delà du partage d’expériences militantes, l’objectif d’un tel congrès est également de renouveler les instances dirigeantes de l’ONG conformément à ses statuts. S’il est frappant de remarquer que seule une petite partie de la myriade d’associations amazighes aujourd’hui actives au Maghreb et ailleurs participe à ces rendez-vous, il n’en reste pas moins que la rencontre de Djerba permet d’évaluer l’état de la revendication amazighe dans cette période de transformation de l’espace politique nord-africain ouverte par les soulèvements populaires de 2011.
Depuis la création du CMA, toutes les assises déclinent une définition du mouvement amazigh dans des variantes kabyle et chaouie, en Algérie, chleuhe, amazighe et rifaine, au Maroc, et touarègue ou autres ailleurs. Cette unité est mise en scène lors des séances d’ouverture par la succession à la tribune de personnalités et de représentants d’associations venus de régions d’Algérie, du Maroc, de Libye, de l’archipel canarien ou d’autres régions berbérophones. Le discours amazigh repose alors sur l’affichage de l’unité de tous les Berbères et affirme que les Amazighs forment un peuple qui vit en Afrique du nord dans un espace compris entre Siwa, en Egypte, jusqu’aux îles Canaries.
Cependant, au-deçà de cette image d’unité projetée, l’harmonie militante n’est pas toujours de mise. Les assises tenues à Djerba s’inscrivent précisément dans la suite de déchirements qui se sont produits en 2008 lorsque des différends sur l’interprétation à donner des statuts du CMA pour convoquer le congrès qui s’annonçait avaient conduit des membres du Conseil fédéral de l’ONG à appeler à la tenue de deux congrès concurrents, le même jour à deux endroits distincts. Les participants présents à Djerba sont précisément pour une grande part ceux qui en 2008 s’étaient retrouvés au Maroc à Meknès alors même qu’un autre groupe avait vu ses délégués venus de l’étranger interdits d’entrée sur le territoire algérien et empêchés de rejoindre la délégation d’Algérie qui menait ses travaux à Tizi-Ouzou. Ces délégués venus pour la plupart du Maroc avaient alors décidé de tenir congrès conjointement dans une salle de l’aéroport d’Alger. Aujourd’hui, c’est cette même tendance qui annonce la tenue de ses prochaines assises à la fin 2011 à Agadir. Elles viendront ainsi doubler celles tenues à Djerba.
Quoiqu’il en soit, si les assises de Djerba s’inscrivent dans ce contexte marqué par les tensions et les divisions entre militants, elles partagent avec les précédents rassemblements ce qui est dorénavant devenu un rituel dans l’engagement associatif pour l’amazighité à l’échelle internationale. Qui plus est, et bien plus profondément, elles revêtent une importance en ce qu’elles montrent que la revendication amazighe poursuit sa diffusion.
Le premier trait caractéristique de ces dernières assises du CMA tient dans le nouveau sens apporté à ce type de rencontre. Il révèle combien les symbolisations évoluent au fil de l’histoire du CMA. Si l’on se replace à la rencontre tenue en 1995 à Saint-Rome-de-Dolan qui marque l’origine de l’ONG – réunion qui sera par la suite renommée « pré-congrès du CMA » – on comprend bien que les différentes assises tenues en France avaient permis, dans une période fondatrice, la structuration d’un cadre militant à l’abri des pressions des Etats d’Afrique du nord. En 1997, les assises tenues à Tafira aux Iles Canaries avaient symbolisé quant à elles le carrefour de l’Europe méditerranéenne et de l’Afrique du nord. Plus récemment, celles de 2005 et 2008 organisées au Maroc, à Nador et Meknès, avaient marqué les premiers regroupements internationaux de militants associatifs défenseurs de la culture amazighe sur le territoire d’un Etat nord-africain. En 2011, s’il fallait chercher un symbole dans la réunion de Djerba, c’est indéniablement celui d’une progression du discours amazigh vers la partie orientale de l’Afrique du nord qu’il faudrait alors voir.
Le deuxième trait caractéristique tient en ce qu’à la différence des précédentes rencontres qui rassemblaient des militants originaires pour la plupart d’Algérie et du Maroc, qu’ils vivent dans l’un de ces pays ou bien dans un pays d’émigration, les assises de Djerba se distinguent par la venue de nouveaux entrants. C’est en effet pour la première fois dans l’histoire du CMA, qu’une association tunisienne vient se joindre aux travaux des congressistes. Ceci est d’autant plus remarquable que l’Association tunisienne de culture amazighe s’est vue confier la lourde de charge d’organiser la rencontre. Cette jeune association, tout juste reconnue après la chute du Président Ben Ali, se donne pour objectif de « contribuer à la construction d’une culture tunisienne cohérente, basée sur la diversité, la différence et la participation, sans exclusion ni marginalisation ». Au-delà, notons également que c’est pour la première fois que des rencontres du CMA se tiennent en Tunisie, pays où la part de la population berbérophone est la plus réduite au Maghreb. Qui plus est, la progression du discours amazigh dans l’espace est encore plus grande lorsque l’on constate que ces assises signent la diffusion de l’influence du CMA dans l’aire libyenne. En effet, nombreux à Djerba étaient les militants originaires de Libye, venus pour la plupart de l’ouest berbérophone du pays, notamment de l’Adrar n Infusen et de la ville côtière de Zouara. S’était également jointe à eux une délégation touboue venue représenter cette population noire non berbérophone particulièrement réprimée sous le régime de Mouammar Kadhafi et heureuse de trouver un espace d’expression et de revendication auprès de militants amazighs désireux de mettre fin à l’oppression culturelle perpétrée par le régime.
Enfin, le dernier grand trait qui caractérise ces assises concerne le contexte dans lequel elles se sont tenues. Il apparaît en effet que la demande faite à chacun des Etats d’Afrique du nord de reconnaissance de la langue amazighe (tamazight) présentée comme devant s’opérer « au même titre que la langue arabe » est dorénavant partagée par les militants associatifs du mouvement amazigh, au Maroc, en Tunisie et en Libye. S’en sont suivis dans les échanges entre militants présents à Djerba quelques divergences d’interprétation, notamment entre des délégués kabyles et d’autres délégués amazighs. Très concrètement, la progression de l’usage de la langue arabe dans les échanges dans la salle entre militants amazighophones a pu précisément être à l’origine d’un certain malaise partagé par des militants originaires de Kabylie profondément attachés à mêler la pratique de la langue amazighe à celle du français pour communiquer à l’adresse de tous.
Force est alors de constater que ces assises du CMA se sont déroulées dans un contexte où le discours identitaire amazigh progresse dans la partie centrale et orientale de l’Afrique du nord. Cette région était jusque là peu réceptive aux revendications pour l’amazighité du fait de l’autoritarisme exacerbé des régimes. Les mouvements de 2011 qui œuvrent à la démocratisation de ces sociétés ont alors pour effet d’engager des mutations au cœur même de l’espace associatif amazigh. En Tunisie, l’entrée de la thématique amazighe dans l’espace public est en effet avant tout le fruit direct des changements ouverts par les mobilisations populaires initiées en décembre 2010. La création de l’Association tunisienne de culture amazighe agréée un juillet dernier n’était pas envisageable sous le régime de Zine el-Abidine Ben Ali. Elle bénéficie en cela aujourd’hui de la reconfiguration de l’espace politique qui se profile par l’émergence de partis politiques et d’associations inscrite dans des logiques compétitives qui viennent ainsi fissurer l’ordonnancement autoritaire du régime. Bien évidemment, un tel constat se fait toute proportion gardée. La revendication amazighe reste fragile et timide, tributaire qu’elle est du nombre limité de Tunisiens (évalué par certains à moins de 100 000) pratiquant la langue amazighe. En Libye, le poids de la population amazighophone est tout autre. L’estimation de leur nombre qui ne repose également sur aucune statistique fiable dépasserait nettement la part des 10 % de la population libyenne généralement annoncés. Dès lors, le développement des mobilisations populaires mêlées aux affrontements militaires ont pu offrir au discours identitaire amazigh jusque là réprimé un cadre de diffusion sur une échelle bien plus grande. Dernièrement, le 3 août 2011, un Congrès national amazigh libyen, qui réclamait l’intégration de la dimension amazighe de la Libye dans la Constitution, avait exprimé son rejet du l’article 1 de la déclaration constitutionnelle du Conseil national de transition (CNT). Le 26 septembre 2011, dans le grand hôtel Rixos à Tripoli, était organisée la première « Conférence nationale amazighe » au cours de laquelle il était demandé que tamazight bénéficie du statut de langue officielle. Deux jours plus tard, le 28 septembre, c’est un grand rassemblement qui se tenait au cœur de la capitale libyenne sur la vaste place des Martyrs, l’ancienne esplanade verte, couverte de drapeaux amazighs. Les dizaines de milliers de personnes présentes reprenaient la revendication de la reconnaissance de la langue et de la culture amazighes.
Pour autant que ces initiatives gagnent une audience certaine aujourd’hui, elles n’en sont pas moins le produit d’un long travail entrepris par des militants qui ont pris depuis longtemps le risque de défier la répression du régime dirigé d’une main de fer par Kadhafi. Dans le contexte des huit mois de guerre, ce travail est parvenu à articuler un discours d’affirmation culturelle amazighe sur des constructions symboliques de lutte contre l’oppression perpétrée par le régime. A cet égard, force est de reconnaître qu’une part importante des combattants qui ont conduit les combats contre les forces de Kadhafi et mené l’assaut sur la ville de Tripoli étaient originaires de régions amazighophones et notamment de l’Adrar n Infusen. Très rapidement, ils ont adopté la symbolique berbère notamment en brandissant le drapeau amazigh omniprésent aujourd’hui dans toutes les villes de l’Ouest libyen.
L’élargissement du spectre des associations présentes lors des assises de Djerba doit alors s’apprécier au regard du redimensionnement en cours du mouvement amazigh. Durant les travaux, les militants originaires de Libye sont venus insuffler à l’ensemble des congressistes l’espoir contenu dans leurs combats. La rencontre s’est ouverte avec un chant patriotique amazigh entonné par Abdellah Ashini, un ancien prisonnier politique. Elle s’est refermée dans la nuit du samedi au dimanche par l’élection d’un militant originaire de Libye, Fathi Benkhalifa comme nouveau Président du CMA pour un mandat de 3 ans. Quelques instants auparavant, les congressistes avaient renouvelé les instances dirigeantes de l’organisation qui intégraient pour la première fois dans des proportions significatives la venue de 5 Tunisiens et de 5 Libyens dans le Conseil fédéral. Jusque là, seuls les militants libyens comptaient 3 sièges.
L’arrivée du nouveau président libyen originaire de Zouara qui succède ainsi à Lounes Belkacem, originaire de Kabylie et à la tête du CMA depuis 2002, participe directement de ce redéploiement du mouvement amazigh. Jusque là, la vie de Fathi Ben était rythmée par les aléas dus à son engagement pour la promotion de l’amazighité. Après des études à Moscou, il s’installe au Maroc où il vivra près de 15 ans années. Cela a été pour lui l’occasion de s’engager aux côtés des associations amazighes marocaines. Connu des militants sous le nom d’Apulius, il est notamment proche de l’organisation Tamaynut qu’il côtoie à Rabat où il réside. De son engagement, il gagnera une reconnaissance auprès des militants marocains que les délégués à Djerba auront l’occasion de lui signifier en appuyant sa candidature au poste de Président du CMA. Mais Fathi Benkhalifa est également un observateur averti des mutations institutionnelles au Maroc. Son épouse, avec laquelle il aura deux fils, Ays et Yuba, n’est autre que la fille de Ahmed Toufiq, l’actuel Ministre des Habous et des Affaires islamiques du Maroc. En charge de la réforme du champ religieux depuis 2002, ce ministre qui est régulièrement reconduit à cette fonction apparaît comme un pilier de la politique de Mohamed VI. En Libye, par contre, le contexte lui reste hostile. Par son militantisme, Fathi Benkhalifa attirera les foudres du régime de Mouammar Kadhafi. Suite à des pressions, il est contraint de quitter le Maroc en 2010. Il se réfugie alors aux Pays-Bas. Titulaire d’un magistère en chimie nucléaire, il prépare une thèse à l’Université d’Amsterdam. Les derniers bouleversements qui secouent la Libye lui ouvriront alors un nouvel horizon. Aujourd’hui, il est conseillé du ministère de la Justice du nouveau pouvoir. Il sera un artisan de premier plan dans la tenue de la « Conférence nationale amazighe » tenue à Tripoli quelques jours auparavant.
Didier LE SAOUT
Maître de conférence, Université Paris 8
Reproduit avec l’aimable autorisation de www.lalettredusud.fr (http://www.lalettredusud.fr/politique/general/25/10/2011/printemps-arabe-printemps-amazigh-un-printemps-peut-en-cacher-un-autre)