L’écrivain amazigh Lahcen Zaheur, après sa première expérience bien réussie avec Muzya en 1996, publie en 2008 son deuxième ouvrage intitulé « Amussu n umalu » (Mouvement de l’ombre). Il s’agit de treize nouvelles écrites en amazighe. Dans un bon style littéraire, une créativité remarquable et dans une langue amazighe retravaillée, l’auteur ajoute à la bibliothèque amazighe un livre qui mérite la lecture.
Il prend comme base le tachelhit, variante amazighe du sud du Maroc tout en exprimant une ouverture sur d’autres parlers amazighs, et même sur le néologisme pour contribuer à la normalisation de cette langue dans la perspective d’une standardisation progressive. De ce fait l’auteur, de sa part, s’intègre, à coté d’autres auteurs de la même région comme les romanciers Mohamed Akounad et Afulay, l’écrivain Mohamed Ousouss ou les poètes Mohamed Ouagrar et Lahoucine Ajgoune, dans cette mouvance d’écrivains ayant comme stratégie la contribution à l’accumulation dans le domaine de la production écrite en amazighe. Mais au delà de cet objectif la langue amazighe elle-même suscite un intérêt particulier. Elle est à la fois moyen et objectif. Elle est utilisée pour porter et faire circuler des idées, mais aussi cette langue a besoin d’être retravaillée. Après des siècles de marginalisation elle s’est retrouvée refoulée vers la marge, l’oubli et la simple utilisation domestique dans des milieux restreints. Elle a donc besoin d’un effort linguistique, sur tous les niveaux pour la mettre à jour. C’est le souci qui s’impose à tout écrivain en amazigh dans le contexte actuel.
Lahcen Zaheur participe aussi dans ce grand effort. Déjà le titre de l’ouvrage nous révèle sa volonté de faire sortir les expressions amazighes de l’ordinaire. Si les deux termes amussu (mouvement) et amalu (ombre) sont courants en amazighe du sud du Maroc la combinaison entre les deux, comme d’ailleurs le cas de « Tawargit d imik », « Ixfawen d isasan » ou « Imula n temktit », parait anormal pour l’oreille d’un « achelhi ». Ces titres donc invitent les natifs de cette langue à revoir leur vision et leur rapport à leur langue maternelle. Dans ce cas là, il s’agit d’une langue amazighe littéraire qui n’est pas déracinée de ses origines mais elle aspire produire un discours différent de ce que la tradition a gardé pour cette langue.
Le lecteur de ce nouvel ouvrage n’a pas besoin de beaucoup d’effort pour constater que l’auteur d’Amussu n umalu, qui a choisi les Nouvelles comme genre littéraire nouveau en amazighe, nous présente sous forme littéraire l’histoire contemporaine du Souss. De son coté il renforce un aspect qui devient de plus en plus dominant notamment depuis l’apparition des deux romans d’Akounad, « tawargit d imik… et « Ijjign n tidi ». L’histoire de la région s’impose comme sujet central dans ces écrits. Le retour à l’histoire et notamment l’histoire contemporaine mérite de susciter une petite réflexion. C’est à cette période, notamment depuis l’instauration du Protectorat français au Maroc que le processus de construire l’amazighité comme identité négative s’est accentué. Et tous les malheurs de cette langue et de cette culture dans le Maroc indépendant viennent, d’une grande partie, de ce processus qui a largement influencé les différentes politiques linguistiques et culturelles du Maroc indépendant. Pour la réhabilitation de cette langue et cette culture et les mettre en valeur les écrivains amazighs se trouvent prisonniers de leur histoire et puisent de cette période la matière première pour à la fois produire en amazighe mais aussi pour repenser cette histoire et mettre en place une lecture amazighe. Pour s’en débarrasser il faut la feuiller en détaille et chercher le non dit dans l’histoire officielle avant de voir les perspectives.
Les événements des nouvelles de Lahcen Zaheur, qui peuvent être imaginés mais me semble-il reflètent aussi des situations vécues par l’auteur lui-même, se situent historiquement dans les trois premières décennies de l’indépendance du Maroc et surtout autour des années de la Marche verte, 1975. Evénement, après les deux coups d’Etat des années 1970, qui marqua la volonté du pouvoir au Maroc de s’imposer sur tous les niveaux comme symbole de « l’unanimité national ». Même si l’auteur ne nous donne aucun signe sur cet événement, la présence forte du Makhzen et ses représentants ne peut faire référence qu’à cette période. Dans une des nouvelles, Tabrat n lalla Zayna (Lettre de lalla Zayna), l’auteur précise clairement la période de l’événement. C’est vingt cinq ans après l’indépendance. Lalla Zayna, arrivée à la poste de la ville pour récupérer son courrier, remarqua que rien n’a changé dans cette poste depuis le départ des Français il y’a vingt cinq ans (p31). Cependant, les toponymes, révèlent l’espace géographique où se déroulent les événements. Il s’agit plus précisément de la région située entre Bouizakaren, TaTa et Agoulmim. Un simple tachelhitophone peut remarquer la présence forte des expressions amazighes de cette région.
Par ce recueil de nouvelles l’auteur nous révèle ses compétences d’imagination et ses capacités frappantes de décrire les situations abordées avec beaucoup de précision. Rien ne lui échappe. Il décrit le climat, le jour, la nuit, le soleil, la lune, le ciel, les animaux, les volailles, et les grimasses des visages des être humains, leur mouvement lent ou rapide selon les situations, la colère, la joie, l’hésitation ou la précipitation. Par cela il réussi à mettre le lecteur dans l’état la plus proche de la réalité.
En dehors de ces qualités littéraires l’auteur témoigne des changements que la région de Souss a connus pendant les années d’après l’indépendance. la perte des valeurs ancestrales, l’expropriation des ressources naturelles des tribus, l’émigration, le sous-développement, la pauvreté, les mutations sociales, le rapport à la religion et à la culture des saints, l’émergence de l’islamisme, le rôle de la femme dans la société amazighe, les conflits tribaux et l’omniprésence du Makhzen sont tous traités. Ce dernier thème est pratiquement fort dans la plus part des nouvelles. Le Makhzen se présente non comme symbole de l’Etat de loi et de droit et garant des libertés mais comme emblème de toutes les injustices et tous les abus. La nouvelle intitulée rad d-yachek luzir (p14), résume parfaitement l’état de la mobilisation des tribus de la région lors d’une simple visite d’un représentant du Makhzen. Malgré la pauvreté et la précarité les habitants doivent se présenter heureux et content de cette visite sans exprimer aucune protestation pour améliorer leur situation. Une telle situation marquée par le manque de tout condition de vie est bien décrite dans tanaragt (p 6). Même un simple dispensaire, obligatoire pour les soins les plus urgents, nécessite, en l’absence de tout moyen de transport sauf les ânes ou les chevaux, un trajet de plusieurs kilomètres. Le Makhzen aussi est présent à la fois comme étranger qui ne parle pas la langue des autochtones comme le gouverneur (butagant, p 23), ou via ses représentants locaux comme les Caids ou Imgharen. Qu’il soit haut autorité ou simple agent les abus du Makhzen sont les mêmes (tchllil n Ulhus, p 47, butelxerst, p 35). Le Makhzen est toujours symbole de l’autorité et de l’injustice. Jamais veilleur de sécurité ou protecteur des citoyens.
Après l’indépendance du Maroc l’histoire officielle véhiculée par les manuelles scolaires rentre en conflit avec la mémoire, l’histoire transmise oralement. La région de Souss a beaucoup souffert de la falsification de son histoire. C’est le sujet traité avec beaucoup de créativité dans tagwmart, (p 61).
La femme et son rôle primordial dans la société étaient le sujet traité par une des nouvelles, tayilgi n lalla Zaha, (p 51). Elle a montré les tâches pénibles que la femme subisse dans la société soussis. Toute la journée, depuis l’aube, elle est au service de son mari, sa maison, et ses enfants. Mais ce rôle central de la femme n’empêche pas la continuité d’une mentalité masculine qui se transmette de père au fils. (argaz mzzin, p 46) et qui voit toujours la femme inférieure à l’homme et doit obéir à ses ordres.
La société soussie est aussi décrite par la présence forte de l’aspect religieux. Le rapport à la religion se présente à la fois comme continuité d’une tradition ancestrale dans talluht, (p27) et par l’omniprésence du lexique religieux comme tmzigda (mosqué), ttaleb (clerc), sloukt (cérémonie religieuse), loudo (eau des ébullitions); ladan (appel à la prière), lhizeb (une partie du Coran)… mais aussi comme champs de l’émergence de nouveau conflits entre des jeunes citadins imprégnés par des idées islamistes et qui rentrent en conflit avec leurs familles et avec les habitants du village contre les pratiques religieuses hérités par leur parents depuis des siècles. (aggag, p 39). Ces jeunes accusent ces pratiques de l’impures et mènent une compagne pour imposer leur nouvelle vision à la religion. A l’époque décrite par l’auteur ce phénomène était encor marginal et les gens y expriment une résistance farouche mais il commença quand même à faire ses effets.
Par cette nouvelle publication, Lahcen Zaheur s’affirme comme l’un des écrivains amazighs centraux dans le domaine de la production nouvelle en amazighe. Il s’affirme plus comme « le descripteur » incontestable. Il est probable que son ancrage culturel dans la société amazighe du Souss et l’intérêt particulier qu’il porte à la narration des contes amazighs Umiyen lui ont permis de s’inspirer du langage courant pour produire des textes qui laissent le lecteur très proche de la situation décrite.
Lahoucine Bouyaakoubi-Anir